La valeur « Culture de paix » : Divergences sur l’idée de la paix.

En Afrique comme ailleurs, chacun observe,  outre les guerres d’indépendances, des conflits récurrents entre africains, qu’ils soient intercommunautaires à l’intérieur d’un État, interétatique ou multi-étatiques. Or, nombre d’experts africains revendiquent une certaine culture de paix que l’Afrique possèderait. A suivre leurs analyses, elle fait par conséquent partie de ses valeurs. C’est pourquoi, dans le cadre de la quête du problème commun, on ne peut qu’examiner cette valeur qu’elle met en œuvre pour tenter d’apaiser l’espace social. Qu’est-ce qu’elle a développé pour régler les désaccords et, comme le dirait  Mark Hunyadi, pour « mettre les conflit en latence» ?  (1)

En supposant que le plus grand nombre d’africains accepte son cadre social national comme étant commun, à savoir défini et organisé avec l’accord de tous ses membres, nous savons aussi, , que les conflits  sont des agents potentiels de fragilisation d’un tel espace, lorsqu’ils ne sont pas anticipés. Quant à la paix, dans son sens usuel, on la définit comme étant l’absence de guerres ou de conflits violents entre les membres d’un même système social national (on parle de paix civile) ou entre des systèmes sociaux nationaux différents ou États. Nous approfondirons ultérieurement dans un autre article  l’idée de la paix. Pour l’instant, la question traitée est de savoir : de quoi se constitue la culture de paix de l’Afrique et comment procède-t-elle pour parvenir à la paix ou plutôt pour ne pas y parvenir ? Enfin, dans quelle mesure cette valeur a-t-elle un rapport avec le problème recherché ?

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Termes du débat : Quel est le problème commun de l’Afrique ? / Hypothèse-question : Les africains et leur culture le constituent-ils ? / Chapitre : Devant qui sont les africains ? / Volet : Devant les valeurs et la culture de l’Afrique ? / Sujet : La valeur « Culture de paix de l’Afrique »  / Point : « Divergences sur l’idée de la paix »

Devant les africains, leurs valeurs et leur culture

13. Culture de paix ou passion de la paix, comme réponse à une culture ou passion du conflit  ?

La culture de paix répond-t-elle à quelle difficulté ?

Rappelons qu’au regard de la définition usuelle précédemment rappelée, la paix est définie, comme étant l’attribut qu’on affecte à un espace social commun, en raison d’être sans guerre ni confit violent. Or, nous avons analysé dans des articles précédents certaines passions de l’Afrique, comme la passion d’être et de l’inégalité sociale en particulier. On ne peut douter que ces passions puissent aboutir à des divergences, susceptibles d’évoluer en  en conflits. Compte tenue de la récurrence de ces derniers, on peut se demander si, coexistant avec la culture de paix, si l’Afrique n’a pas également une culture du conflit. On peut même se demander, si la culture de paix, ne cultive pas le conflit qui, en parvenant à maturité, éclate violemment. Cette interrogation a une certaine pertinence. Car, la culture de paix n’est-elle pas la réponse cohérente à celle du conflit ? Et les conflits, ne constituent-ils pas une manière de résoudre des divergences ? Le fait d’être des réponses, certes inadaptées à des divergences, surtout lorsqu’ils sont violents, suffit-il à nier leur nature de solutions aux objets de divergences ?  Évidemment, non.

Les conflits se constituent, non seulement dans la privatisation des situations de divergences, mais également dans celle des réponses pour les traiter. Quant à ce qui est privatisé, ils se situe dans les objets à l’origine des situations inacceptables. C’est la mauvaise analyse de ces situations indésirables qui aboutit à faire des divergences constatées un problèmes privé. La culture du conflit précède nécessairement celle de la paix, puisque cette dernière en est la réponse. C’est sans doute elle qui a justifié la mise en œuvre d’une réponse, devenue valeur culturelle, consistant à anticiper et à éteindre les conflits ou encore à tenter de les expier de l’espace social. On est donc fondé de dire que la récurrence des conflits est le signe de l’existence d’une culture du confit. On évite sans doute d’évoquer cette dernière, en raison d’être considérée comme anti-valeur, donc peu valorisante pour l’Afrique. Entendu comme le règlement des divergences par des rapports violents de forces interposées, on peut faire l’hypothèse selon laquelle, les conflits  ont, par leur  récurrence, amené les africains à une réponse, mise en œuvre, de manière tout aussi récurrente, au point de constituer une valeur culturelle : ses instrument de paix. Des situations inacceptables sont les sources des divergences qui les présupposent ; la privatisation de ces dernières aboutit aux conflits. Ces situations et divergences se rapportent nécessairement à des objets. En cherchant ces objets, on ne peut pas faire l’économie de la volonté de supériorité et de l’attachement à l’inégalité sociale en particulier.

Ce sont toutes ces raisons pour lesquelles la question en rapport avec la valeur « culture de paix » de l’Afrique est de savoir, d’une part, comment ou avec quels outils elle traite les divergences opposant les membres d’un même espace social ? D’autre part, quels outils constituent la culture africaine de paix et pourquoi finalement la guerre et les conflits sont si récurrents, quand la paix, définie par leur absence, est réduite à peau de chagrin ?  Enfin, dans la mesure où un élément de culture constitue une réponse efficace que des communautés humaines ont développée face à une difficulté rencontrée, pourquoi les éléments constituant la culture de paix de l’Afrique sont-elles des éléments qui ont de la valeur pour l’Afrique, si leur efficacité évoquée ci-dessus n’est pas à la hauteur de ses espoirs et volontés de vivre ? Bref, y a-t-il quelque chose d’inacceptable dans la culture de la paix de l’Afrique ?

Pour examiner ces questions, nous nous en remettons encore une fois à ceux qui ont une expertise en la matière. Référons-nous donc aux experts africains. Il y a quelques années, certains parmi eux ont instruit les africains et l’UNESCO des mécanismes de dissuasion et de prévention des conflits, en tant qu’instruments de paix conçus par l’Afrique d’hier. Certains de ces instruments sont encore utilisés par celle d’aujourd’hui. Examinons les pièces que ces références ont ajoutées au débat.

La culture traditionnelle de paix : La réponse aux conflits

Anticiper la violence ou Éviter que les conflits ne soient violents

Divers instruments de paix en vrac

Parmi les outils que ces experts ont présentés,  on peut citer pêle-mêle,  les mariages et alliances matrimoniales, la politique des otages, la coopération économique, les compétitions sportives et artistiques, les ambassadeurs et les négociateurs ou faiseurs de paix. On peut tout juste observer que certes, des activités ludiques peuvent prévenir l’avènement de conflits violents, mais on peut douter de leur capacité à abolir des objets de divergences et à se substituer à des moyens de mise en latence durable de conflits, qui eux soit anticipent les divergences ou organisent le cadre de leur résolution ; en ce sens, ces moyens constituent des manières conventionnelles d’agir des hommes face à leurs constats de situations inacceptables. On aura l’occasion d’évoquer l’efficacité limitée de démarches ou de procédures visant à amener les acteurs à masquer leur volonté d’en découdre, pour voir leur volonté de vivre libre, dans une distraction qui aussitôt achevée ramène les hommes à leurs réalités : la situation inacceptable  que constituent les difficultés auxquelles ils font face pour laquelle leur volonté d’en découdre est leur solution.

Quant aux sociétés secrètes  comme pièce également ajoutée au débat, on a des raisons de soumettre leur efficacité à la caution de plusieurs analyses contradictoires. Voici la nôtre. Comme des ressorts de la paix autrefois, leur effet semble aboutir à dessaisir les hommes de leur volonté et de leur responsabilité en suscitant chez eux la crainte, respectivement d’en disposer et de l’exercer. Car, comment manifester sa divergence et défendre sa volonté quand le fait de procéder ainsi peut conduire à un conflit y compris violent, en l’absence de possibilité de débat sur un objet (domination et refus) qui par sa nature nature même implique la violence ? Comment y parvenir quand les sociétés secrètes sont précisément les gardiens de son absence (le conflit) ? Comment faire valoir son constat de situation inacceptable en face de gens qui vous nient l’existence de ce que vous ressentez de manière psycho-sensorielle, ou physiquement, de manière objective ? Les sociétés secrètes permettent alors de boucler la boucle de la domination : en étant les gardiens du non choix de l’option du conflit susceptible de violence à travers le pouvoir qu’on leur prête de sanctionner les contrevenants. Ne pas accepter ce qui est inacceptable, c’est prendre le risque d’être responsables du surgissement de la violence, dans un espace dans lequel son existence est défendue par ceux qui ne trouvent rien d’inacceptable à la situation de coexistence privatisée, en tant que leur situation d’existence. Enfin, comment parvenir à résoudre alors la situation inacceptable, pour des membres de sociétés organisées de plus de telle manière qu’avoir peur de tout, qu’obéir et se soumettre à ceux qui assurent sa gouvernance selon eux-mêmes et leur volonté est la règle ? Évidemment, dans le cadre sacro-empirique qui était le leur, ces africains d’hier pensaient qu’accepter de taire les objets de divergences était leur meilleur choix. Sans doute que ne pas risquer de s’engager dans le conflit (y compris violent) et le châtiment lié, constituait la voie de non aggravation de leurs difficultés que ceux qui gouvernent et leurs sociétés obscures pouvaient occasionner, en raison de vouloir ainsi maintenir et garantir les circonstances avantageuses de leur existence.

Continuer symboliquement les conflits, sans mettre fin aux divergences.

Au titre des instruments de paix, une pratique retient particulièrement toute notre attention :  « la relation à plaisanterie » ou « alliance à plaisanterie » développée par les peuples d’Afrique. S’agissant de certains peuples en Tanzanie, Fr. Daniel Mbunda nous rend compte de leur pratique en ces termes : « Au lieu de continuer à guerroyer indéfiniment, ils instituèrent l’ « utani » (en kiswahili)  entre leurs clans : à présent, ils se moquent de l’adversaire, se vantent devant lui et le tournent en ridicule, mais tout cela en paroles plutôt qu’en s’affrontant en un combat mortel !» (2) Dans l’ouest africain, les peuples Akan en particulier (Baoulé, Agni, Abron, …) ont une pratique comparable dont la désignation en Baoulé est Toupkè.

Concernant cette pratique, Doulaye Konaté souligne qu’elle « est un système de solidarité inter-clanique et inter-ethnique très répandu en Afrique de l’Ouest. Il ne repose pas sur une parenté réelle entre alliés à la différence de la « parenté à plaisanterie » qui concerne des personnes ayant des liens de parenté avérés. La manifestation la plus remarquable du « sanankouya » [désignation de cette procédure en Bambara] réside dans les échanges de plaisanteries entre alliés. Les propos souvent injurieux qu’échangent à toute occasion les partenaires ne peuvent donner lieu à aucune conséquence. Mais au delà de cet aspect ludique, l’alliance requiert une assistance mutuelle entre alliés (« sanankoun ») en toutes circonstances, un devoir voire une obligation de médiation lorsque l’un des partenaires est en conflit avec un tiers. » (3). Indiquant les différentes fonctions de la pratique, il précise que  « celle-ci à travers les échanges verbaux à caractères irrévérencieux entre alliés «permet de canaliser les tensions éprouvées dans les rapports de parenté clanique et avec les alliés matrimoniaux. En effet le « « sanankouya » établit une relation pacificatrice qui joue le rôle d’exutoire de tensions qui autrement dégénéreraient en violences » (4) Concluant son analyse de la pratique, il s’en remet à Sory Camara auquel il emprunte également les termes qui suivent : «il s’agit de désamorcer la guerre, de la jouer pour ne pas la faire». (5)

Ainsi, la pratique n’abolit pas les objets de divergences, mais organise de manière symbolique, la réponse conflictuelle à leur égard, à travers le rapport des forces des propos échangés, quant à l’atteinte psychologique de l’adversaire réel, temporairement allié. A ce titre, la pratique déplace le conflit du champ réel au champ symbolique et psychologique. Il poursuit en ces termes : « Ainsi le  « sanankouya » permet aux africains de l’ouest de différentes contrées de fraterniser au premier contact, de dédramatiser des situations qui ailleurs conduiraient à des conflits ouverts. Au Mali, le « sanankouya » agit comme une thérapeutique qui participe quotidiennement à la régulation sociale. Les plaisanteries qu’échangent les alliés contribuent à détendre l’atmosphère, à rétablir la confiance, toutes choses indispensables au dialogue ». (6) On peut en tirer la substance que selon lui, la pratique de « la relation ou alliance à plaisanterie » contribue à créer une relation apaisée, mutuellement bénéfique entre personnes, entre communautés plutôt que le conflit ouvert. Cependant et au delà de cette perception essentiellement valorisante de cette pratique, résultant d’une analyse orientée,  on peut se demander pourquoi l’Afrique n’a-t-elle pas étendu un outil si performant à tous les groupes sociaux coexistant au sein des nouveaux États nés des indépendances. On peut douter, d’une part, que se ridiculiser et s’insulter mutuellement suffisent à résoudre les divergences réelles tues et noyées dans un jeu. D’autre part, le conflit symbolique permettait d’anticiper durablement des conflits violents, sans visiblement toucher aux objets de divergences associés, l’histoire africaine en constituerait une démonstration. Mais ce n’est pas le cas.

Car, si la paix n’était un sujet sérieux et si les violences et les morts liés aux conflits n’étaient inacceptables, on pourrait rire de l’analyse à dessein et orientée, ainsi que l’efficacité défendue d’une pratique que sa non extension manque de confirmer. Par égards pour tous les nombreux morts des conflits et pour ceux qui restent, cependant blessés dans leur chair et leur âme, on peut se contenter simplement de rappeler quelques faits : la relation mortifère entre Hutu et Tutsi ayant abouti au génocide, les relations entre groupes sociaux du Zaïre qu’un changement de dénomination n’a pas empêché de livrer le Kivu à la violence, les relations chaotiques entre touaregs et autres maliens, d’une part, et entre le nord et le sud qui ont agi comme des fissures, permettant aux djihadistes de coloniser respectivement le nord-Mali et nord-Nigéria et enfin la relation destructrice entre ivoiriens qui n’a pas encore donné son verdict final. A moins de dresser en conséquence le constat qu’aucun leader africain n’a eu l’idée d’encourager l’appropriation et la mise en œuvre collective d’un instrument qui a fait ses preuves, selon les experts africains, comment penser que se manquer de respect, même symboliquement, pour taire l’expression de volontés contradictoires rassemble les hommes et contribue à créer les conditions d’un espace commun ? Plutôt que de défendre l’affirmative, peut-être est-il plus utile aux africains de tenter d’autres analyses.

Une analyse équilibrée et non orientée, sur lit de volonté de maîtriser la subjectivité, n’ayant par conséquent pas pour seul but de valoriser la culture africaine selon un angle obtus, permet alors d’observer qu’il semble que la pratique masque les divergences ou oppositions. Par exemple, on peut évoquer celle naissant de deux volontés contraires : d’une volonté de supériorité, de tout posséder ou de tout approprier, y compris des hommes et de leurs volontés, d’une part, en face de laquelle se dresse son opposé, à savoir le refus de sa réalisation, d’autre part. C’est dans la résolution de leur opposition que se constitue le conflit, en tant que la réponse que les acteurs ont choisie ; il est la réponse sur laquelle ils s’accordent finalement. Ainsi, elle déplace une telle opposition des volontés des groupes sociaux impliqués vers une alliance stratégique dans laquelle les hommes et les communautés protagonistes d’hier se retrouvent dans un nouvel espace social certes élargi, mais sans que la prétention de supériorité de l’un des groupes sur l’autre et la volonté de refus de ce dernier n’aient disparu de l’espace. N’est-ce pas ce qui transparaît du jeu par exemple, Diarra-Traoré, Kéita-Coulibaly, Touré-Cissé et Baoulé-Agni au terme duquel une partie entend être supérieure à l’autre ou refuser une quelconque minorité ? Dans un jeu, il y a un gain unique pour les deux adversaires. Celui de la pratique est de deux ordres contradictoires : selon les circonstances, démontrer une supériorité ou défendre une égalité ; c’est en cela que ce n’est même pas un jeu, mais le conflit continué de manière symbolique. Certes, la dérision et les insultes mutuelles tolérées,  qui constituent sa substance, ont un avantage par rapport au rapport de force violent et éloignent temporairement la survenue d’un conflit violent, voire la guerre. Mais, il convient d’observer que la pratique n’a pas pour vocation d’amener les acteurs à mettre en commun l’espace social. Très précisément, elle n’a pas pour effet de conduire vers la réalisation ensemble d’un espace social commun, épuré des sujets d’oppositions. Au contraire, le fait même de « jouer » symboliquement le conflit montre bien que la divergence persiste et que l’enjeu de la pratique n’est pas sa résolution, mais le fait de neutraliser la violence que peut générer une solution  acceptée de toutes les manières : le rapport de force ou conflit auquel les deux parties jouent précisément, comme à un jeu.

Ainsi, l’approfondissement de la réflexion permet d’observer, d’une part, que la pratique cimente la ségrégation communautaire, permettant à chaque communauté d’en faire un élément d’identification et d’appartenance sociale. D’autre part, elle reconnaît la divergence, l’accepte, la maintient et la cultive même de générations en générations. Enfin, elle tolère le conflit, comme solution pour traiter la divergence, mais à condition qu’il ne soit pas violent, raison pour laquelle elle organise un affrontement et une violence symbolique.   Cependant, dans le cadre de l’alliance stratégique des espaces sociaux à laquelle elle parvient et, renforcée par sa pratique, chaque communauté sociale, peut alors cultiver, à l’abri de son adversaire demeuré réel et sans craindre qu’il s’engage dans un conflit violent, ses sentiments de supériorité ou de refus de la moins-valeur que l’autre entend lui assigner. On peut faire l’hypothèse selon laquelle une telle pratique met en réalité en jachère les oppositions, en raison probablement d’une menace commune plus importante à laquelle l’une et l’autre sont exposées individuellement, en étant isolées pour y répondre efficacement seule. C’est tout cela qui amène à observer que la paix ainsi obtenue ne peut véritablement durer que tant que la menace commune existe. Mais une telle paix ne constitue néanmoins pas l’état d’un espace social commun, mais au contraire, celui de deux espaces communautaires séparés et divergents. La disparition de la menace commune peut par conséquent suffire à les ramener à ce qu’ils ont mis sous le tapis : leurs divergences. Mais un tel scenario n’est pas le seul susceptible d’éclairer la nature d’une telle situation de paix. En effet, pour peu que de part et d’autre, des acteurs ne tolèrent pas leur situation,  perçoivent différemment leurs réalités (situation d’existence devenue inacceptable) ou manifestent à nouveau des volontés de la changer et la pratique peut être caduque. Le surgissement de telles volontés (ne plus tolérer les objets de divergences) constitue également alors la date de péremption de l’alliance et le coup d’envoi de la possibilité de conflits réels et violents. En raison d’être liée à une menace et non à la volonté des acteurs et de dépendre précisément des volontés séparées, une telle pratique ne peut conduire qu’à une paix circonstancielle, donc non durable.

Sacrifier un africain pour briser toute volonté conflictuelle.

Une autre pratique consiste en une tentative de mise à l’écart définitif  de l’espace social des conflits violents. Elle consiste à placer la volonté des acteurs sous le contrôle de force supérieures, à travers le sacrifice humain et le sang versé, pour les dessaisir de toute volonté d’engager des conflits de cette nature, même lorsque les objets de divergences ne peuvent se régler que par la voie du conflit, quand la raison manque.

Thierno Bah évoque cet instrument par ce qu’il désigne par les « alliances sacrificielles ou pactes de sang ». (7) Il s’appuie sur la croyance commune de l’Afrique en un équilibre nécessaire des forces temporelles et spirituelles en raison de ce que l’unité de l’être et son équilibre se réalise précisément dans cet équilibre. Il nous rapporte l’expérience des peuples Akan en Afrique de l’Ouest et l’exemple du « manjara » autrefois pratiqué dans le centre du Cameroun. Bien sûr, il n’est plus et pas question aujourd’hui d’égorger des africains pour amener ceux qui restent et continuent leur existence à éviter de se disputer violemment et de se faire la guerre.  Concernant cette pratique, il précise : « On a parfois défini la paix comme étant l’absence de guerre. Les traités de paix, ordinairement, mettent fin à la guerre présente, mais non à l’état de guerre. Par contre l’implication d’une sacralité, à travers l’immolation sanglante réalise la disparition du «double» formé par la mauvaise entente. On aboutit alors à cette paix véritable, désignée par Paul Valéry par les termes de «paix de satisfaction» qui établit, dans une confiance générale, des rapports de paix durable, voire perpétuelle entre deux ou plusieurs communautés. » (8) Ainsi, Bah pense que l’Afrique a eu recours à cette pratique, en tant que réponse radicale et définitive, pour traiter ce qu’il qualifie d’ « état de guerre » :  à savoir, le choix constant de la violence et la volonté de régler les divergences par des rapports de forces violents, et par conséquent pour traiter les divergences inhérentes à toute société humaine.

Selon cette Afrique, et pour la résumer, la paix l’est véritablement parce que, d’une part, le sang humain a coulé ; ce sang qu’elle considère qu’il est « tout » et dont elle pense qu’il peut tout régler, y compris l’existence de chacun, ses modalités, ses circonstances, sa quantité, sa qualité, ainsi que les modalités de sa fin. D’autre part, en faisant de « forces supérieures » à elle, les garantes du pacte de sang de ses membres et celles qui condamnent, par la mort, l’infraction à l’engagement pris (de non usage du conflit violent),  elle s’est constituée, d’une certaine manière, prisonnière des gouvernants. Comment ? Elle a cédé sa volonté à des forces supérieures, pourtant incarnées tous comptes faits par les gouvernants, en tant que leurs concepteurs et les seuls à pouvoir accéder à elles et à constater des infractions et à les punir. Le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est pas parvenue à évacuer définitivement les conflits violents de l’espace social. Un seul argument suffit : s’en tenir au fait que malgré ces sacrifices radicaux, les hommes concernés n’ont pas cessé d’être impliqués dans des conflits violents ou des actes de violence pour traiter des divergences, individuellement ou en groupes sociaux. Par exemple, peut-on dire que cette pratique a permis d’atteindre le but, quand des rois, parmi ceux qui ont procédé à de tels sacrifices, ont cependant continué  la pratique de la violence à l’égard de certains de ceux dont ils étaient chefs et gouvernants y compris vis-à-vis de leurs alliés ? En constatant qu’elle ne met pas fin à la volonté impériale de domination, on comprend alors son échec, au moins partiellement. A moins d’allèguer l’hypothèse selon laquelle ces gouvernants n’étaient pas  concernés eux-mêmes par « le pacte de sang » ou que ce dernier excluait le règlement des différends intra-royaumes opposant leurs membres entre eux ou avec le chef, on ne peut affirmer l’efficacité d’un tel procédé.

Au delà, non seulement de la prétention de mettre définitivement fin  à la dernière guerre dans l’esprit des africains, dont elle est la solution à son avènement, observons que la pratique visait également à bannir l’usage du conflit violent et de la forme la plus violente des conflits entre groupe sociaux (la guerre), comme solution pour résoudre les différends. En effet, elle tentait de dissuader toute attitude conflictuelle et violente dans l’esprit et l’agir des africains concernés. La vie humaine étant ce que ces africains pensaient avoir de plus grande valeur (même s’ils ne la reconnaissaient parfois comme telle en ne la respectant pas), en faire le sacrifice aux forces supérieures, c’est une manière de sceller un pacte avec ces dernières. Ce pacte implique, d’une part, l’engagement de ces africains de ne plus s’engager sur la voie du conflit pour résoudre leurs divergences et leurs oppositions. D’autre part,  la reconnaissance du fait que toute violation du pacte sanguin peut conduire à la fin de leur existence que ces forces, garantes, peuvent occasionner à titre de châtiment suite au manquement à leur engagement ; des forces auxquelles seuls les gouvernants peuvent accéder seuls par ailleurs. En définitive, la question que le pacte de sang traite n’est donc pas celle des objets de divergences, comme par exemple, la volonté de dominer ou l’inégalité sociale exprimées par les uns sur les autres.

Il semble que l’engagement prix à travers le sang versé d’un homme et devant « des forces supérieures », garantes du pacte scellé, porte sur le non usage de la violence pour régler les différends entre communautés et non sur son usage intracommunautaire. Il ne s’agissait pas pour ceux qui gouvernaient de s’engager sur le non usage de la violence pour parvenir à dominer ceux qu’ils gouvernaaient. Non, ce n’est ni le sujet ni l’enjeu du pacte de sang. C’est pourquoi, il convient de relever que si le sang humain versé scelle le pacte des gouvernants, son champ d’application en tant que pacte de non agression  couvre surtout les relations entre ceux qui sont gouvernés, de sorte que les raisons d’engager des conflits entre dirigeants et leurs communautés sont réduites. Mais, il ne ne couvre pas en revanche la relation entre les gouvernants et ceux qu’ils gouvernent. Cette exclusion autorise l’usage de la violence par les gouvernants eux-mêmes, dès lors qu’il s’agit de divergences les opposant à leurs sujets. C’est pourquoi, si les gouvernants ne doivent faire usage d’aucune violence s’agissant du traitement de leurs divergences, ils s’autorisent son usage sur leurs sujets en leur défendant de procéder comme eux, s’agissant des divergences avec eux et entre co-sociétaires des espaces qu’ils gouvernent et entre les membres de leur espace respectif de domination. En face des écarts qu’ils constatent concernant les conditions et circonstances de leur existence et celles de leur volonté, ils n’ont de choix que de les accepter, y compris la domination ou bien prendre le risque d’un rapport de force susceptible de violence qui les rendrait coupable. Car, s’ils font ce dernier choix, paradoxalement, ils tombent sous le coup du châtiment de « forces supérieures », incarnées sans aucun doute par les gouvernants, seuls dépositaires de la violence, tant qu’elle n’est pas destinée à régler un différend avec des collègues gouvernants. Ainsi alors, le pacte de sang permet, d’un côté la privatisation de chaque espace social et de l’autre, l’assurance de pouvoir en disposer selon soi et sa volonté, en l’absence de possibilités d’oppositions susceptibles de générer de la violence interne ou externe.

Finalement de nombreux africains avaient deux choix inacceptables : soit, accepter des circonstances inacceptables et insupportables même parfois de leur existence (les écarts constatés par rapport à ce qui leur est acceptable, souhaitable), d’une part ; soit accepter de ne pas entrer en conflit (qui peut effectivement impliquer la violence interdite et la sanction) pour régler un différend, surtout quand les écarts réalisent la volonté de domination de ceux avec lesquels ils ne sont pas d’accord, mais qui disposent du pouvoir de sanction. Entre ces deux options insupportables, des hommes en Afrique ont choisi : poursuivre leur existence, en ayant la valeur que d’autres leur confèrent, plutôt que l’infraction à une règle certes inacceptable et insupportable qui porte atteinte à leur volonté la plus élémentaire, à savoir vivre selon leur volonté. On peut observer que certes, la mort peut résulter de sanctions à vouloir être libre, égal à chaque homme et disposer de sa propre volonté. Ces sanctions émanent de ceux qui les dominent, ce qui en fait des sanctions tragiques. Mais, si la mort pouvait avoir une once de beauté, ne serait-elle pas probablement quand elle est la sanction tragique de la manifestation d’une volonté déterminée et raisonnée d’être un homme, à savoir libre, égal à un autre et disposer de sa propre volonté ?  On peut alors se poser une question : quelle différence y a-t-il entre être et vivre selon la volonté d’un autre homme et mourir ou être mort selon sa volonté ? Il y en a une et elle est grande : l’espoir de parvenir à être et à vivre selon sa propre volonté, tant que la mort physique n’est pas intervenue. C’est sans doute l’espoir qui est le meilleur argument à présenter à ceux qui se posent la question concernant le choix ou le non choix de ces africains. Une partie des africains d’aujourd’hui lui doivent leur existence et cela, ce n’est pas rien. Il leur appartient de vouloir continuer à le réaliser au profit de tous les africains.

Bien évidemment, à notre époque, il ne peut venir à l’esprit d’aucun africain, que le versement du sang d’un autre africain pour un tel but soit acceptable ; ni que cela puisse suffire à éviter le conflit ouvert et violent ou pour l’éteindre, surtout s’il résulte d’une divergence à propos de ce que doivent être les circonstances de la coexistence (domination des uns par les autres ou coexistence harmonieuse). Dans le même ordre d’idées, on ne peut par ailleurs imaginer que, quelque part dans l’Afrique profonde, des africains raccrochent leur responsabilité historique à la convocation de sacrifices d’autres africains, que des aïeux ont pratiqués naguère pour éviter de se faire eux-mêmes la guerre. L’argument selon lequel ils évitent la violence par la peur du châtiment de « forces supérieures » est non recevable, dans la mesure où ces forces sont leur propre production et qu’à ce titre, ils les incarnent finalement, d’autant qu’ils sont les seuls à pouvoir accéder à elles. C’est pourquoi, si d’aventure des africains devaient convoquer de tels pactes à l’appui de leur décision de ne pas donner suite aux objets de leurs divergences, cela devrait interroger chaque africain. En effet, faire de  la souffrance de ces africains sacrifiés naguère et des croyances douteuses et inacceptables (à notre époque) des aïeux,  le ressort des circonstances de leur propre existence conduirait à une divergence essentielle. Car, cela voudrait signifier que leurs souffrances et la grande prétention des aïeux responsables, qui croyaient tout savoir et tout posséder, y compris leur volonté d’exister, seraient donc des non-événements. Un tel aboutissement ne peut manquer de constituer un objet de divergence profonde, puisque l’Afrique a une histoire. Car, celle que nous entendons écrire aujourd’hui ne peut consister en la prolongation des désaccords irrésolus du passé qui ont mené l’Afrique aux circonstances dans lesquelles se déroule son existence. La culture doit être une réponse collective efficace, à une période donnée, à une difficulté identifiée comme affectant les membres de l’espace social commun ; Rien ne peut en être, s’il ne contribue pas à l’harmonie de l’espace commun. Bref, après les pratiques d’anticipation des guerres, examinons les instruments de paix pour mettre fin aux conflits violents  de l’ « Afrique d’hier encore présente en celle d’aujourd’hui », selon les termes de Ki-Zerbo.

Restaurer/ Rétablir la paix ou Refroidir les conflits violents

S’agissant des mécanismes de résolution des conflits ouverts, les experts nous rappellent l’activité des faiseurs de paix ou de médiateurs, un ensemble hétérogène de sortes d’ambassadeurs, de juristes, d’hommes de pouvoirs. La palabre en fait partie ; elle apparaît comme la valeur parmi les valeurs en matière de résolution des conflits. Voyons, ce qu’il en est selon les experts.

La palabre, pour obtenir que rien ne change.

Thierno Bah nous rappelle que « le concept de palabre a une toute autre signification dans les sociétés africaines traditionnelles » (9) que la caricature que des colons espagnols en ont faite et dont elle souffre encore, y compris du nom qu’ils lui ont donné : “palabra”.  Poursuivant son explication de ce qu’est la palabre, il précise : « En tant que cadre d’organisation de débats contradictoires, d’expression d’avis, de conseils, de déploiement de mécanismes divers de dissuasion et d’arbitrage, la palabre, tout au long des siècles, est apparue comme le cadre idoine de résolution des conflits en Afrique noire. La palabre, incontestablement, constitue une donnée fondamentale des sociétés africaines et l’expression la plus évidente de la vitalité d’une culture de paix. Partout en Afrique noire, on retrouve à quelques nuances près, la même conception de la palabre, considérée comme phénomène total, dans lequel s’imbriquent la sacralité, l’autorité et le savoir, ce dernier étant incarné par les vieillards qui ont accumulé, au fil des ans, sagesse et expérience. » (10) Pour montrer à quel point la pratique constitue … Bah convoque un argument quantitatif, à savoir le fait qu’elle est pratiquée par la quasi-totalité de l’Afrique noire. Soit, mais ce n’est pas parce toute l’Afrique procède ainsi pour produire la paix que le procédé est efficace. Cet argument suggère simplement une unité de pensée s’agissant de l’idée de paix et de la manière de l’obtenir, dont la mise en œuvre constitue une modalité essentielle de l’existence des communautés ainsi qu’il le dit lui-même : «Véritable institution, la palabre est régie par des normes établies, et les principaux acteurs doivent justifier d’une grande expertise. La palabre est une affaire de longue durée et le circuit toujours compliqué des débats invite à la patience. Outre la parole, il y a toute une symbolique de gestes ritualisés, des silences lourds de signification, tout cela étant l’expression d’une éducation et d’une culture fort élaborées. »(11)

Ainsi exposée, la palabre n’est pas lui, comparable à un tribunal de nos jours. Pourtant, il y a bien des gens qui jugent de la poursuite ou de l’arrêt d’un conflit. Quelle est donc la nature de l’objet de l’accord que la palabre vise, puisqu’elle ne porte pas sur les objets de divergences ? Bah répond à la question : « La palabre n’a pas pour finalité d’établir les torts respectifs des parties en conflit et de prononcer des sentences qui conduisent à l’exclusion et au rejet. La palabre apparaît plutôt comme une logothérapie qui a pour but de briser le cercle infernal de la violence et de la contre-violence afin de rétablir l’harmonie et la paix. Ainsi, chez les Dogon du Mali, il est établi que l’intérêt commun exige la paix, et que les nuages porteurs de pluies fuient les lieux où règne le désordre. Aussi, la sagesse Dogon veut qu’en cas de conflit, les deux parties partagent les responsabilités, la considération suprême étant le maintien de la tranquillité interne, au terme d’un pardon mutuel. » (13)

  Certes, ils ne procèdent pas pour dire les torts des uns en face du rappel et du rétablissement des droits des autres, s’agissant des objets de leurs divergences. Mais, ne jugent-ils pas cependant pour dire le tort des protagonistes à user du conflit comme réponse pour traiter des objets de divergences, dans un espace social dans lequel même la discussion et le débat argumenté sont considérés comme un manque de respect ?  Ne jugent-on pas leur responsabilité pour être en conflit pour tenter de faire valoir leur volonté et surtout son impact sur un espace social qui ne garantit leurs intérêts qu’en l’absence de conflits et de violence ? N’est-ce pas la paix social et le statut quo dans le but de maintenir leurs positions l’enjeu de la palabre ? On rétorquera que cette paix profite également aux protagonistes et c’est exact. Mais, qu’est-ce que la paix pour des gens dont les volontés ne sont pas reconnues et dont la non acceptation des circonstances de leur existence est ignorée ?Ainsi, en étant loi de traiter des divergences, il y a là une raison de s’interroger sur sa singularité de la palabre. Elle naît du fait qu’elle mobilise les gouvernants et gouvernés et pour ainsi dire, toute la communauté. Et comme les sujets de divergences et d’oppositions ne manquent pas en entraînant des conflits, dans un cadre social régi par la volonté de dominer des uns sur les autres et celle de leur être supérieurs, la communauté finit par consacrer une quantité d’existence considérable tenter de traiter des conflits résultant des divergences. Mais, comme il l’indique lui-même, les objets de ces dernières dont les conflits constituent une réponse ne sont guère traités. Et, comme pour l’Afrique et selon les termes de Ki-Zerbo, « le temps ne compte pas, c’est le temps existentiel. » (12), elle consacre  une quantité importante de son existence à tenter de mettre d’accord les parties divergentes. Sa seconde particularité réside dans son but : mettre fin aux conflits et à la violence, sans traiter les objets de divergences.

S’agissant de l’absence de jugement, une question se pose concernant l’argument proposé. Comment, reconnaître le droit des uns à l’égalité contre le tort des autres de vouloir les dominer, peut-il conduire à l’exclusion et au rejet de qui que ce soit de l’espace social ? Penser qu’un jugement peut aboutir à cela, n’est-ce pas en soi, dire que la palabre ne juge pas précisément parce que ceux qui ont tort ou raison ne peut continuer à coexister qu’en ne changeant rien, dans la mesure où un jugement crée du changement ? D’autres hypothèses sont possibles. En effet, est-ce possible que ceux qui jugent reconnaissent  et disent le tort d’un protagoniste quand leurs propres pratiques sont semblables aux siennes et conduisent à des divergences comparables avec d’autres ? N’est-ce pas pourquoi, ce qui est jugé, ce ne sont pas les objets de divergences mais l’existence même du conflit qui témoigne d’une remise en cause de l’ordre établi, au delà de la violence qui peut en résulter ? Ainsi, l’accord recherché porte certes sur un intérêt commun (absence de violence) : arrêter leurs conflits  ou d’éviter d’y entrer pour ne pas risquer la violence mutuelle et en épargner l’espace social. Mais au delà de cet intérêt supérieur pour toutes les parties de l’espace, les objets de divergences sont minorés, voire non considérés, parce que l’essentiel est d’obtenir l’absence de conflit et de la violence, un des marqueurs d’un ordre social inacceptable qui doit changer et que ceux qui jugent n’acceptent pas. De plus, comment négocier (au cours d’une palabre) des intérêts liés aux objets des conflits, quand la moindre défense d’un argument ou la contestation argumentée d’un autre est perçue comme un acte de non respect et de désobéissance de ceux qui sont censés tout savoir, juger et ordonner l’espace, selon leurs seules volontés ? Ainsi, contrairement à ce qu’indique Bah, la palabre semble éloignée de la circonstance d’un débat contradictoire. Qui en Afrique ignore à quel point la contradiction est insupportable pour les plus âgés ou les détenteurs de la plus infime parcelle de pouvoir ? En revanche, elle est bien le lieu où, au mépris de la volonté des gens, de leur capacité de contribution à l’organisation de l’espace partagé, ceux qui ont le pouvoir social, fondé sur l’âge, le sang, la domination, l’inégalité, etc… l’exercent sur les autres pour obtenir impérativement d’eux la non manifestation de leur volonté, dont une manière d’y parvenir est le conflit, certes susceptible de violence. Parce que son seul but est l’arrêt du conflit et donc l’absence de la violence potentielle liée, sans que les objets de divergences aient été traités, la palabre réalise-t-elle vraiment la paix : absence de conflits et de violence ? L’histoire répond à cette question.

Concluant sa contribution Thierno Bah indique que la problématique de la dissuasion, de la prévention et de la résolution des conflits dans les sociétés traditionnelles africaines peut être résumée par trois verbes caractérisant l’état d’esprit des africains. Il résume ce dernier en rapportant l’adage suivant, formulé par les Banen du centre du Cameroun : «éviter la guerre à tout prix, faire la guerre quand on n’a pas pu l’éviter, mais toujours rétablir la paix après la guerre. » (14). Il en tire l’enseignement que « cela traduit, de façon intrinsèque, la culture de paix qui a été un facteur dominant dans le processus historique de l’Afrique traditionnelle, en dépit de la dithyrambe sur les hauts faits de guerre des bâtisseurs d’empires, et d’une certaine ethnographie qui a délibérément mis en emphase les conflits inter-tribaux. » (15). Ainsi donc l’enjeu de la paix concerne les rapports entre communautés politiques, donc entre leurs gouvernants respectifs qui ont organisé les espaces communautaires selon leur seule volonté. Là où les gouvernants, du haut de la pyramide sociale sociale s’autorisent l’usage du conflit y compris violent pour régler leurs divergences, ils l’interdissent aux masses au sein des communautés sociopolitiques, s’agissant des divergences entre ses membres, quand eux-mêmes en usent abondamment à leur égard dès la moindre divergence advenue. Ainsi, la palabre ne traite ni ne délibère de ce qui oppose, ni du tort des protagonistes, ni de leur volonté d’exister et d’être respectés, mais de comment les amener à taire les objets de leurs divergences et à accepter l’espace social commun tel qu’il est, puisque c’est cela l’essentiel : ses modalités sont si sacrées qu’aucun sujet d’opposition ne peut conduire à les réviser.

On peut par conséquent dire que l’Afrique vivait dans le fait même de tenter continuellement de se mettre d’accord sur la continuité de l’espace social commun et une certaine harmonie, malgré les désaccords qui minaient les relations entre les communautés qui la composent et entre leurs membres. Dans ce cadre, « le verbe », selon l’expression de Ki-Zerbo pour évoquer la parole, est l’instrument et le médiateur de cette tentative. Et l’Afrique consacre une part essentielle de son existence à parvenir à cet accord. Ki-Zerbo distingue le « temps horloger » du « temps existentiel » de l’Afrique. Or, il n’y a qu’un seul temps, diversement représenté par les cultures. Le temps-compté ou durée, qu’il soit horloger ou existentiel, correspond à la quantité d’une existence, sous sa forme de « temps compté ». Et, comme Ki-Zerbo l’a répété à l’envie, « le temps ne compte pas » pour l’Afrique, il vient donc que le temps ou quantité d’existence de l’Afrique, correspondant aux séquences de son existence, dont la modalité est précisément de tenter de se mettre d’accord ne compte pas. Compris, dans le sens ou la quantité de cette existence selon cette modalité aurait une valeur inestimable, on se demande alors que reste-t-il de l’existence, si sa part la plus importante qu’il est inutile de compter, n’a de modalité que de tenter de mettre fin aux conflits dans l’espace social aggravant les difficultés de vivre ? Un tel espace social a-t-il alors les caractéristiques d’un espace social, voire commun ? On peut aussi comprendre son énoncé dans le sens où le temps ou quantité d’existence (temps de palabres) consacrée à rechercher un accord pour débarrasser l’espace social des conflits et de la violence n’a effectivement aucune importance pour l’Afrique, mais n’en a qu’à travers le but visé : l’absence de conflit ou violence. Le temps de calme et l’harmonie de l’espace social est celui véritablement existentiel, celui qui de la valeur.

La réalité des faits invite à observer que l’Afrique a consacré beaucoup trop de temps à maintenir l’équilibre de l’espace social rendu commun par la tradition impérative et non par les hommes qui le constituent. On peut aussi observer que malgré le caractère rigide de l’organisation sociale, des désaccords et  des conflits multiples (leurs réponses) ont nécessité qu’autant de temps soit consacré au « Verbe » et donc à palabrer pour estomper les oppositions. Mais en ne traitant pas véritablement les objets de divergences, la palabre renforçait-elle finalement les oppositions à défaut de débattre de leurs objets pour tenter de les mettre en commun et pour leur apporter une réponse commune et concertée, librement voulue et satisfaisant les protagonistes ? Autrement dit, a-t-elle consacré une part essentielle de la quantité de son existence (de son  temps) à une double activité : être en conflit, certes pas nécessairement violents en raison de tenter immédiatement par la palabre de maintenir des espaces sociaux communs, sans violence, avec l’accord de ses membres, à savoir avec leur gré, un peu soutiré  au bout de leurs lèvres, dirons-nous, sous la rigueur et la pression des règles ? Le défaut de tolérance mutuelle qui semble en être la conséquence ne confirme-t-il pas que c’est précisément de cette dernière, dont l’Afrique a le plus besoin pour réaliser la paix véritable ? Cette question n’implique-t-elle pas de s’interroger sur l’Afrique et la valeur de tolérance ?

Dans tous les cas, la paix recherchée est la situation dans laquelle  des hommes sont si écrasés par leurs volontés (alors tues et non respectée par eux-mêmes d’abord) qu’ils n’existent pour ainsi dire pas, en raison de l’être qu’en acceptant l’inacceptable (contre leur gré) : s’oublier au bénéfice de la cohésion d’une collectivité minée par avance par les conflits froids liés à des divergences sans cesse reportées. L’importante énergie potentielle accumulée aux termes de plusieurs séances successives d’irrésolution des divergences (par les palabres) finit  par rendre possible tout ce qui ne l’était pas auparavant. Des actes que certains n’imaginaient pas et que d’autres ont intériorisés sous le poids des règles, sont alors parfois brusquement posés par ceux que les premiers avaient finit par croire qu’ils en étaient incapables : conflits violents, entre les groupes sociaux ou avec ceux qui gouvernent, faisant voler en éclats les certitudes que personne ne manifestera violemment ses divergences jusque-là ignorées. Au regard de la faible quantité d’existence des africains, dont les modalités consistent en une coexistence d’harmonieuse, la preuve de l’inefficacité de la pratique est faite. L’énorme quantité associée à l’existence consacrée à tenter vainement de s’accorder, sur fond de mépris des volontés, n’a finalement pas une grande valeur, en considération de son effet limité sur les modalités de la coexistence. C’est pourquoi, plutôt que de flatter sans cesse les africains, il importe d’examiner leurs valeurs et leurs traditions, telles qu’ils en ont héritées, au delà des éléments de fierté qu’ils en tirent. Le fait exact qu’ils ont eu peu de moments dans l’histoire d’être fiers d’eux ne suffi pas pour continuer à les égarer et à les amener à se contenter de ce que d’autres décident, perçoivent et jugent à leur place. C’est dans doute en procédant ainsi qu’ils alimenteront le débat qui les mènera à une meilleure compréhension de pourquoi ils en sont là : à ne faire que contempler le passé, dans leur plus grand nombre, au lieu surtout de le constater et de chercher à le comprendre, selon eux-mêmes.

Ce que traite la culture de la paix

La culture du conflit : le problème traité

Il y existe une relation entre espace social, divergences, conflits et paix. En raison des systèmes de références de chaque membre d’un espace commun, les divergences sont inévitables ; on ne peut que les constater. Elles peuvent apparaître d’autant plus nombreuses lorsque des règles de coexistence harmonieuse dans l’espace font défaut ou qu’elles manquent d’être adaptées, en fonction des références des membres de l’espace social. Ces divergences peuvent être très nombreuses et y persister, à défaut d’avoir été écartées de l’espace lors de sa construction. Par la suite, elles étouffent l’espace commun en la restreignant. Peu à peu, elle perd sa nature d’espace de coexistence harmonieuse ; les uns vivants alors à côté des autres et non plus avec eux, n’étant plus par conséquent reliés que par les divergences. Leurs réponses à leur égard, dans le processus de leur manifestations, sont alors privatisées ; elles consistent en attitudes conflictuelles et belliqueuses. Ce sont ces réponses consistant en conflits violents  qui révèlent l’attribut consubstantiel d’un véritable espace social commun : son harmonie que nous qualifions de « paix » et dont on prend conscience en tant que dimension de l’espace commun que lorsqu’elle n’est plus. Ainsi, la paix n’est pas en l’absence de conflits, mais est en l’esprit lorsque absente dans la réalité de l’espace. C’est ainsi que faire la paix constitue la démarche visant à épurer l’espace social de tous les sujets de divergences qui ne peuvent être aplanis et à maintenir dans son périmètre que les objets d’accords. En quelque sorte, il s’agit de ramener un espace des hommes à un espace social, donc commun, donc harmonieux.

Or, trop souvent en Afrique, ce ne sont pas ces divergences qui sont traitées dans cette démarche, mais les conflits qui constituent les réponses choisies séparément par les acteurs pour les résoudre. Évidemment, ils procèdent ainsi, non pas dans un but de faire de l’espace de relations entre les hommes un espace commun, mais de tenter de le privatiser. Ainsi, faire la paix en Afrique signifie plutôt la démarche consistant à tenter de faire refluer les conflits, de leur forme active, à savoir les conflits ouverts ou « les conflits chauds », vers leur force non violente, mais cependant insidieuse, à savoir « les conflits froids », en raison d’être intériorisés. Cette dernière forme confère alors à l’espace social commun obtenu une fausse harmonie ou une harmonie contrainte, sous le poids de la volonté de domination et du refus de cette dernière. Quoi qu’il en soit, on fait la paix parce qu’on est en conflit ou on la prévient parce qu’on présuppose l’existence de divergences et de conflits intériorisés qu’on ne veut pas voire dégénérer en conflits violents.

Selon une certaine Afrique et pour résumer , la paix est d’une part, l’état maintenu d’un espace social traversé par des conflits entre ses membres, mais des conflits de faible niveau de violences entre les membres. D’autre part, elle est l’état de sortie de l’espace social du conflit ouvert et violent. Pourtant, une société humaine au terme de laquelle l’organisation reconnaît à la fois la liberté et l’équité entre ses membres, d’une part et dont il résulte que les relations entre ses membres s’appuient sur la tolérance mutuelle, d’autre part, est un espace social commun. A ce titre, la paix isolée n’existe pas pour une telle société, puisqu’elle est constitutive de la structure d’une telle société. Ainsi, la paix est, pour un espace pour de toute autre nature, l’acquisition temporaire de cet état, qui pour elle n’est pas structurel. C’est pourquoi, on peut se poser la question de savoir si la culture de paix que l’Afrique revendique, à travers les instruments associés qu’elle a développés, ne masque pas sa culture du conflit qui la présuppose. L’idée même de la paix divise par conséquent les africains.

L’idée de la paix

L’enjeu de la paix : L’espace social commun

Le conflit naît d’une divergence manifestée et de la manière de la résoudre par un rapport de forces, ce qui fait de la guerre une modalité du conflit, très violente. Quant à la divergence, elle a un objet, au sujet duquel ceux qui sont en conflit ne s’accordent pas et finissent par s’opposer au lieu de la résoudre pour une coexistence harmonieuse. C’est la raison pour laquelle il semble bien que la culture de paix ne traite pas le désaccord mais l’accord des parties qui y sont engagées sur le choix de la traiter par le conflit, à condition qu’il ne soit pas ouvert comme la guerre qui en est un aspect, sa forme la plus violente. En effet, ne pas s’agresser, se faire la guerre ou arrêter de se la faire ne signifie pas la fin du conflit, encore moins la résolution de la divergence et de son objet. Lorsque l’enjeu de la paix n’est pas le conflit, y compris ouvert, mais l’espace commun des acteurs qui ont des divergences, alors faire être la paix, c’est faire être cet espace et non stopper le conflit. Car, il n’y de conflit que parce que l’objet des divergences est dans cet espace commun, et que membres ont fait le choix de le traiter dans leur opposition. C’est pourquoi, on peut énoncer que le conflit est le signe d’un espace commun non respecté et peut-être même non reconnu comme tel.

A la lecture de la culture de paix de l’Afrique, le refroidissement du conflit ouvert, comme par exemple l’arrêt de la guerre, en raisons des conséquences redoutées, vaut que les hommes acceptent de taire l’inacceptable et de ne pas manifester leur désaccord, encore moins violemment. Soit. Mais, d’où vient-il que les conséquences immédiates de la manifestation des divergences sont supérieures à celles résultant de les taire ? Les traumatismes de la guerre valent-ils que les hommes acceptent de taire leurs volonté et finalement de ne plus être ? Quel africain peut dire qu’une telle conception est parvenue à amener l’Afrique à ne pas manifester ses divergences, souvent par la violence si redoutée qui fonde la culture de paix ci-dessus exposée ? Qui peut dire que les  nombreuses palabres pour les prévenir ou pour essayer de de les résoudre, ont épuisé les conflits et leur conséquences, ainsi que les guerres qui sont la la forme la plus violente de manifestation et de résolution des divergences ? Qui peut croire que les hommes acceptent de ne pas être, pour ne pas avoir à redouter ou à faire face aux affrontements, aux ruptures, aux blessures et aux morts ?

Mais, qu’est-ce que faire la paix quand des protagonistes sont exclus de la démarche y menant. De nos jours, un procédé consiste à livrer à l’ONU des protagonistes des conflits pour tenter de faire avenir un espace social commun apaisé, plutôt que celui du conflit et la guerre. C’est une manière d’éviter de traiter les objets de divergences et artificielle d’évacuer le conflit de l’espace social, ainsi que la pratique de la palabre l’a institué. Mais, ce procédé va plus loin encore : exclusion de l’espace social. En rejetant des membres de l’espace, on tente par un tel procédé de nier mécaniquement l’existence même des divergences, car pas de protagonistes, pas de divergences, ni conflits. Des africains préfèrent donc continuer à ignorer les objets de divergences par tous les moyens pour s’approprier l’espace social commun ou pour le privatiser.

La culture africaine de paix aujourd’hui

A l’exception du sacrifice humain, autrefois pratiqué ici et là pour, pense-t-on,  évacuer définitivement le conflit violent de l’espace social, on peut sans doute dire que ces instruments sont d’actualité au niveau traditionnel. Comment se traduit la culture de paix au niveau institutionnel, à savoir des règles et modalités de coexistence ? Lorsqu’on observe la difficulté à accepter la démocratie, la volonté de ne pas appliquer ou reconnaître ses règles adoptées ensemble, lorsqu’elles sont mises en œuvre ou encore l’aspiration à échapper égoïstement aux rigueurs de l’existence, en privatisant l’espace social, en tant que moyen commun, on ne peut pas manquer de dire que la culture de la domination et de l’inégalité prévaut encore dans de nombreux esprits. Or, de telles attitudes, en référence au passé ne peuvent conduire qu’à des divergences dont le traitement peut aboutir à des conflits violents. Par conséquent, on peut douter que ces attitudes relèvent d’une culture préventive du conflit donc de paix, envisagée, comme étant l’absence de conflits et de guerres. Et, puisque les conflits ne manquent pas, la question est alors de savoir quels sont les instruments culturels mis en œuvre pour les débarrasser de l’espace social ? L’observation montre que depuis plusieurs années, des conférences nation dites de paix, de réconciliation constituent les modes privilégiés pour mettre en latence les conflits, avec des résultats très mitigés. S’agissant de ces dernières, on se demande même si réconcilier les membres des espaces sociaux nationaux a un sens, si tant est qu’ils aient  jamais été conciliés au lendemain des indépendances. Des conférences entre alliés vainqueurs, excluant par conséquent parfois ceux qui sont vaincus et avec lesquels on a les divergences, peuvent-elles conduire à la paix durable ? Compte tenu de tout ce qui précède, il convient de se rendre à l’évidence des faits : la culture africaine de la paix revendiquée est discutable. Mieux, l’analyse fonde les raisons de se poser la question de savoir si ce n’est pas plutôt une culture majoritaire du conflit dont elle démontre la possession et que les faits confirment.

La paix est plus que des conflits violents empêchés ou la fin de la guerre

A propos de guerre et paix, l’ancien chancelier allemand Hedmult Josef Michaël Kohl disait : « Peace must be more than the end of war », à savoir : « La paix doit être plus que la fin de la guerre. » (1) Parce que nous pensons que son énoncé est fondé, nous le reprenons à notre compte. En effet, une conférence de réconciliation faisant suite aux conflits violents sera toujours une pause dans les affrontements guerriers et violents, en fonction de la conscience qu’une des parties a de l’épuisement de ses ressources et de ce que l’autre a de l’augmentation des siennes ou de sa victoire. Ce n’est donc pas le lieu de résolution d’un problème commun. Elle est même le contraire, en étant en présence de deux parties inégales, hier protagonistes : c’est le lieu d’une réponse séparée pour résoudre un problème privatisé de part et d’autre. Tout cela, les africains finiront par le savoir aux termes de multiples conférences inefficaces ; en tous cas si elles l’on été, ce n’est que de manière très temporaire. C’est donc que ces réponses consistant en guerres, en conférences de toutes natures (réconciliation, paix, nationale…) qu’ils mettent en œuvre correspondent à la solution de ce qu’ils considèrent comme leur problème ; il est nécessairement privé ; celui de leur point de vue.

Ainsi, l’absence de cohésion nationale, en tant qu’effet de leurs réponses diverses ne constitue pas en soi leur problème commun non plus ; il l’aggrave si bien que ses impacts défavorables sont objectivement observés pour tous les africains. Nous pouvons tout juste observer que le manque de cohésion et les réponses africaines, dont elle est la conséquence, constituent des productions inadaptées pour résoudre un problème commun restant à définir. Sans profiter d’une situation de calme temporaire, pour identifier le problème commun, pour ensemble orienter les esprits vers sa réduction, une telle situation ne peut être et demeurer que celle de la simple fin de la guerre, mais pas la fin des oppositions qui y ont conduit. Il convient de préciser que nous n’affirmons pas que l’absence de cohésion sociale ne constitue guère un enjeu pour l’Afrique. Au contraire, mais la cohésion nationale comme la paix, sont des résultantes et non des préalables ou présupposés.

Rien de tout ce nous venons de discuter ne constitue le problème commun, dans la mesure où les éléments de culture sont des éléments de réponses au problème identifié. Or, l’analyse montre que ces instruments traitent finalement le problème privatisé, pour lequel ils sont des solutions. En tant que l’état des circonstances d’existence d’un espace social commun, la paix est en enjeu d’identification commune et de réponses concertées au problème commun. Son absence montre bien que non seulement il n’est pas identifié de sortes que les réponses mises en œuvre, à savoir les productions africaines s’adressent dans leur grande majorité à des problèmes privés, qui ne sont eux mêmes rien de plus que le problème commun privatisé. Rappelons que le problème commun ne peut être défini que dans le cadre de deux conditions. La première est l’identification de l’existence d’une situation inacceptable commune et son appropriation collective ; mais cette dernière ne peut consister en une réponse de sa part ni de ses corollaires. La seconde est la manifestation d’une volonté commune de la traiter : réponses concertées. C’est dire combien pour cerner le problème commun de l’Afrique et tenter de le résoudre, l’état d’esprit des africains est déterminant ; non seulement, quant à la perception de leurs réalités mais également s’agissant de leur volonté d’agir ensemble pour les améliorer.

Si la culture de paix est un élément de réponse à ce problème non identifié au cours de la présente analyse, l’histoire a rendu son verdict, quand à son échec à traiter les désaccords et les difficultés de la mise en commun de ce problème. Au contraire, elle montre une culture de paix en réponse inefficace à une culture du conflit. Car, qui peut assurer qu’on puisse parvenir à la paix, par le seul fait de verser le sang d’un africain, d’organiser symboliquement des confrontations verbalement violentes et surtout d’éviter soigneusement de traiter les objets des divergences parfaitement réelles, pourtant à la source des conflits ? Les conflits eux-mêmes résultent des difficultés de mise en commun du problème. Ainsi, aussi longtemps que les africains ne voient aucun problème commun, même dans les situations jugées objectivement comme défavorables ni d’enjeu de qualité de réponse de leurs productions, en tant que leurs solutions au problème alors privatisé, alors l’Afrique n’a aucun problème commun ni d’enjeu de cette nature.

Sans pouvoir formuler une hypothèse à son sujet à ce stade, on peut néanmoins observer qu’il existe une relation entre ce problème commun, l’espace social commun et la paix. La nature profonde de la paix est d’être constitutive de l’état d’un espace social commun. Elle n’est en aucun cas, ni l’état d’un espace essentiellement caractérisé que par l’absence de relations violentes, empêchées entre ses membres ; elle n’est pas non plus celui ou existent des formes larvées de conflits après réduction de leurs formes violentes. Elle est l’état d’aboutissements des efforts communs et constants de ses membres pour le construire, comme étant un espace social commun ; à ce titre elle l’une de ses caractéristiques implicites. Une telle paix est donc l’état d’un espace commun, voulu et bâti par ses membres ; à ce titre elle qualifie simplement l’état des relations conséquentes de ses membres. Ainsi, dire par exemple « un espace social commun paisible » relève d’une sorte de tautologie ; car un espace social commun non paisible n’en est pas un qui ait été mis en commun. C’est pourquoi, marteler la nécessité de la paix, c’est déjà reconnaître en soi que l’espace social concerné n’est pas commun, mais traversé par des divergences multiples entre membres. C’est aussi faire une sorte d’appel au choix visant à ignorer ce qui constitue l’objet de divergences par rapport à la situation insatisfaisante et inacceptable due et induite par cet objet. En quelque sorte, évoquer la paix de cette manière c’est comme demander aux membres de l’espace de choisir entre eux et un espace privatisé par les uns, donc en étant dominés. Pour eux, est-ce même exister  dans ces conditions et est-ce avoir une relation paisible avec les autres quand la coercition est la modalité de son fonctionnement ? Est-ce cela la paix ? Lorsque les objets de divergences ou qui opposent ses membres (et dont le conflit est une manière de tenter de les résoudre) sont mis en commun et les solutions pour les réduire sont concertées, alors cela conduit à un espace social commun, vécu ou ressenti par tous les membres comme harmonieux, malgré des divergences persistantes qu’ils savent résoudre sans conflit ni violence. Lorsqu’il est nécessaire de rappeler la paix ou sa nécessité tous les matins, c’est bien la preuve que tout ce qui précède n’est pas. En réalité, quand on procède au chant de la paix, c’est bien la preuve la plus évidente de son absence et celle de l’existence d’un espace social non mis en commun. Associé à ce signe, le fait que ceux-là même qui sont les gardiens de l’espace social supposé harmonieux se couchent comme des gallinacées, à savoir en s’enfermant très tôt dans les casernes ; leurs barricades empêchant les braves gens de rentrer de leurs dures labeurs à 18h00, par les chemins les moins coûteux en quantité de leur existence. Quand on fait la paix mais qu’on a peur de ceux avec lesquels on l’a faite, c’est bien le signe qu’il ne s’agit pas de la véritable paix, mais de l’état ou des circonstances d’un espace social privatisé, pour lequel on attend en même temps qu’on redoute un refus tout aussi violent de leur part. L’explication d’une telle situation paradoxale ne peut reposer que sur l’hypothèse d’être logée dans le fait même que la paix n’a pas été réalisée avec les protagonistes, mais entre vainqueurs, redoutant les adversaires exclus ou tolérés de l’espace privatisé. La paix n’est pas l’absence de violence ou de conflit violent, de même qu’on ne peut définir la santé par l’absence de maladie, de même que la soif, n’est pas l’absence d’eau. Parce que la paix n’est pas une situation d’absence de quoi que ce soit dans l’espace social mais bien la présence de quelque chose dans cet espace.

Conclusion

Concernant la culture de paix comme d’autres éléments culturels, il importe de dire qu’une lecture équilibrée de la culture et des valeurs de l’Afrique peut permettre de mieux la connaître. A condition de ne pas s’enfermer dans une logique visant à tenter de se dire, mais surtout à l’attention de ceux qui minorent sa valeur, combien et à quel point elle belle et valeureuse et combien elle est grande. Il semble que c’est une impasse de procéder ainsi. Elle l’est et le fait que les africains le sachent ou le pense doit suffire. Penser ainsi, c’est déplacer toute l’énergie dépensée en pure perte à tenter de démontrer sa valeur et sa beauté minimisées selon d’autres références à mieux la connaître pour mieux la réaliser. C’est pourquoi, au delà des instruments analysés de prévention et de résolution des conflits et de la violence engagée, pour établir l’existence de ses éléments de culture portant sur les conflits et la paix, il convient de débattre des lectures qui peuvent en être faites. Et, que chaque africain livre la sienne, et ajoute ses pièces au débat, non pas dans l’étroit souci de dresser un miroir qui renvoie une belle image d’elle, mais dans celui de contribuer à une meilleure connaissance de l’Afrique. C’est fort d’une connaissance consensuelle et conventionnelle de leur Afrique que les africains affronteront l’histoire avec davantage d’assurance et de réussite dans leur quête. Cette connaissance sera nécessairement celle qui les rassemblera et non une certitude délivrée par certains à d’autres, à propos de laquelle ils divergent ; les mêmes qui font face à l’adversité due à la coexistence. La paix, puisque c’est elle que nous traitons, n’est pas que l’absence de conflits violents dans l’espace social, surtout si cette absence est obtenue mécaniquement, soit par le mépris des divergences, soit par l’exclusion des protagonistes, dans le seul et unique but de privatiser l’espace partagé et de dominer ses membres. On peut ajouter, d’autant que ces moyens (mépris et exclusion), eux-aussi inacceptables, alimentent la volonté de refus de l’espace social, tel qu’il est, et fournissent le carburant aux conflits ultérieurs. Une paix qui ignore la prise en compte des objets de divergences, s’agissant de la volonté de chacun de réduire sa difficulté de vivre,  en vue de la suite à leur réserver ensemble, dans le cadre de l’espace de coexistence s’appelle la violence.

Pour autant, le problème recherché ne réside pas en cette idée de la paix, ni en la valeur culturelle que constituent des instruments de son obtention, tant bien même ils sont inacceptables. Tout simplement, parce cette conception, certes discutable, constitue une réponse à une difficulté privatisée qu’elle traite. C’est sans nul doute, en examinant les situations inacceptables dont la paix ainsi définie est une réponse que le  problème commun pourra être approché. Outre les arguments présentés pour éviter d’accepter une idée de la paix ainsi conçue, quelle peut être l’idée de la paix susceptible de rassembler les africains ? Elle renvoie nécessairement aux divergences, aux manières de les traiter, aux conflits et à ce que peut être un espace social commun, à savoir harmonieux. Nous discuterons cette idée dans un prochain article.

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(1) Hunyadi Mark, « À l’aube du monde commun : la tolérance, mise en latence de conflits continués », Revue de métaphysique et de morale, 2008/2 (n° 58), p. 191-205. DOI : 10.3917/rmm.082.0191. URL : https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2008-2-page-191.htm

(2) MBUNDA Daniel Fr., «  Valeurs culturelles, tradition et modernité, in UNESCO, Problèmes de la culture et des valeurs culturelles dans le monde contemporain, C L T/ MD /2, Unesco 1983, Publication de rapports du projet de recherche pp. 11-20  URL/ http://unesdoc.unesco.org/images/0005/000546/054681fo.pdf

(3) Konaté Doulaye , « Les fondement d’une culture de paix au Mali – Mécanismes traditionnels de prévention et de résolution des conflits », in UNESCO, Les fondements endogènes d’une culture de la paix en Afrique : Mécanismes traditionnels de prévention et de résolution des conflits, 1999, pp. 27-45

(4)  (3) ibid

(5) Camara Sory, cité par  Konaté Doulaye , « Les fondement d’une culture de paix au Mali – Mécanismes traditionnels de prévention et de résolution des conflits », in UNESCO, Les fondements endogènes d’une culture de la paix en Afrique : Mécanismes traditionnels de prévention et de résolution des conflits, 1999, pp. 27-45

(6) (3) ibid

(7) Thierno Bah, « Les mécanismes traditionnels de prévention et de résolution des conflits en Afrique noire », in UNESCO, Les fondements endogènes d’une culture de la paix en Afrique : Mécanismes traditionnels de prévention et de résolution des conflits, 1999, pp. 1-26

(8)  (7) ibid

(9) (7) ibid

(10) (7) ibid

(11) Ki-Zerbo Joseph : « La civilisation africaine d’hier et de demain» Présence africaine, 2006

(12) (7) ibid

(13) (7) ibid

(14) Case Clarence Marsh, cité par « Les mécanismes traditionnels de prévention et de résolution des conflits en Afrique noire », in UNESCO, Les fondements endogènes d’une culture de la paix en Afrique : Mécanismes traditionnels de prévention et de résolution des conflits, 1999, pp. 1-26

(15) (7) ibid

(16) Edmult Josef Michaël Kohl , Chancelier de l’Allemagne, 1990-1995

GNG

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